Restes d’humanité – chapitre 1

Temps de lecture : 9 minutes – Texte non définitif

La tête haute, je joue la confiance devant mes pairs, mais les tremblements de mes mains trahissent mon angoisse. Pour la deuxième fois de ma vie, je dois affronter le monde extérieur. Derrière ce masque de sérénité qui risque de se fissurer à tout moment, une peur primale ne m’a pas quitté depuis l’annonce de cette sortie ; elle me comprime la poitrine et me tord les boyaux depuis des heures. À cette seconde, je donnerais tout ce que j’ai pour éviter cette épreuve. Dans le hall, une vingtaine de compagnons se sont rassemblés pour assister à notre départ, certains nous envient, d’autres, conscients des défis qui nous attendent, nous regardent avec compassion.

Vivement la mise en route du système de ventilation de cette foutue combinaison, ce mélange d’odeurs de vieux caoutchouc et de sueurs me lève le coeur. Dans mon dos, le préparateur peste et me secoue comme une marionnette, aggravant davantage mon stress que je pensai à son maximum. J’espère que le numéro 87 gravé sur mon plastron me portera chance, c’est une superstition un peu puérile pour mon esprit cartésien, mais je m’accroche à ce que je peux. Nul ne connait le passé des armures et les épreuves qu’elles ont traversées.

Aujourd’hui, j’ai quarante ans. Une date singulière qui fait de moi le plus âgé de mon niveau et qui soulève bien des interrogations. Ces prochaines heures me diront si ce jour est un cadeau ou une malédiction, je préfère laisser cette pensée de côté. Le souvenir de ma première sortie, dix ans en arrière, me hante encore. Un accident stupide qui a failli me couter la vie, me laissant souffrir pendant des semaines, le dos brulé par les pluies acides.

Nous sommes en 2130, dans ce qui fut autrefois la mégapole de Newcity, capitale de la région de l’ouest, au bord de l’océan. Depuis la Grande Guerre qui a décimé 95 % de l’humanité, nous vivons à l’abri des dangers extérieurs dans un ancien bunker militaire, surnommé le Refuge. Notre communauté est dirigée les Sages, des êtres exceptionnels. Grâce à eux, nous avons acquis l’autonomie nécessaire pour produire notre énergie, recycler notre eau et synthétiser notre nourriture. Dans le but d’assurer le bienêtre de tous, notre mode de vie est strictement règlementé, limitant les initiatives personnelles jugées trop risquées pour le groupe.

Au fil des années, ce qui aurait dû unir l’humanité l’a divisé. Le concept même de compassion, jadis synonyme de bienveillance envers son prochain n’est plus qu’un lointain souvenir. J’espère que d’autres communautés comme la nôtre ont survécu à la famine, aux maladies et aux pillards. Parfois, je me demande si notre espèce n’aurait pas dû tout simplement disparaitre. La Terre aurait poursuivi son cycle naturel sans notre présence parasite et dans quelques centaines de millions d’années, une nouvelle forme de vie en harmonie avec la planète aurait pu émerger.

Ce soir, une myriade de questions afflue dans ma tête, je ne suis pas à l’aise en dehors de mon labo. Cette nuit, la météo sera-t-elle propice ? Et s’il pleut ? Je frémis à cette seule pensée. D’ailleurs, les expéditions nocturnes sont plus fréquentes ces derniers mois sans que personne ne sache pourquoi. Et puis, nous sortons à quatre ? Ce qui, de mémoire de préparateur, n’est jamais arrivé, j’aurais dû questionner les autres, ils ont peut-être la réponse ? Je présume que les sages doivent avoir leurs raisons, qui suis-je pour m’interroger ? Je ne devrais pas douter sans cesse, seule la mission que l’on m’a confiée compte. Ensuite, je retrouverai la sécurité de mon labo et j’aurais réglé ma dette à la communauté comme bien d’autres avant moi.

Par deux tapes sur l’épaule, le préparateur interrompt mon monologue mental. Autour de nous, le hall se vide en silence. La lumière passe au rouge, la boule au creux de mon estomac se fait plus pesante. Le Module d’Assistance Mécatronique lance le checkup, d’ici peu, les sangles de l’exosquelette de la combinaison m’irriteront la peau malgré les protections. Je ne dois pas me plaindre, cette armure, aussi imposante soit-elle, nous a permis de prendre l’avantage sur les dangers extérieurs et d’après les Vaillants, à préserver de précieuses vies dans nos rangs.

Le souffle court, je sens ma gorge se serrer, si je ne me calme pas, MAM ne manquera pas de me le rappeler. Foutue machine !

— Armure opérationnelle à 90 %, résonne une voix monocorde dans mon casque, départ dans cinq secondes.

— Mais… Où sont passés les dix pour cent manquants ?

Les uns après les autres, les voyants passent au vert, la lumière du hall s’éteint, nous plongeant dans un noir d’encre. Sur nos visières, le décompte s’affiche à l’unisson, déclenchant l’accélération de mon rythme cardiaque sous une violente montée d’adrénaline.

Cinq, quatre, trois, deux, un.

Dans un grincement strident de métal rongé par la rouille, le panneau d’acier coulisse sur ses rails usés par le temps. Bientôt, un filet de lumière blanchâtre envahit la salle et allonge nos ombres fantomatiques. Bon sang, un tel vacarme doit s’entendre à des kilomètres à la ronde, autant sonner le tocsin pour annoncer notre sortie !

Chacun notre tour, nous nous élançons suivant l’ordre prédéfini. J’ai hâte de franchir le seuil, qu’on en finisse. MAM scanne la rue à la recherche du moindre mouvement, puis affiche la carte de la ville avec le chemin à suivre. En ville, l’erreur n’est pas envisageable, nos pas doivent être calculés, chaque instant est précieux. Même si je suis conscient qu’aucun être doué de raison ne se risquerait dans ce périmètre couvert par nos tourelles défensives, la prudence reste la première règle en milieu hostile. Cette nuit, la lune a toutes ses rondeurs et ce ciel vide de tous nuages ne nous sera pas favorable. Bon, il ne pleut pas, c’est déjà ça.

Le mode vision nocturne s’enclenche, donnant des aspects encore plus lugubres à cet environnement. Les cent mètres du no man’s land présent devant l’entrée sont avalés en quelques secondes. Un bond me suffit pour accéder au toit de l’immeuble le plus proche. La sensation de défier les lois de la pesanteur à chaque saut est grisante. J’avais oublié ce sentiment si particulier de puissance.

En moins de quinze minutes, je vois le sommet de mon premier checkpoint, une tour de huit étages encore debout par miracle. Cet amas difforme de béton et d’acier est un défi perpétuel à la gravité, si elle bascule, elle en entrainera d’autres dans un jeu de domino géant. Éternel pessimiste, cette pensée me glace le sang, je ne peux pas m’empêcher de voir le pire dans chaque situation. Si le danger n’était pas omniprésent dès la porte du Refuge franchi, la pose de ces foutues balises relais serait une promenade de santé. Ma lettre de mission indique que notre couverture de surveillance s’est retrouvée fortement réduite ces dernières semaines. Le matériel souffre dans cet environnement pollué, et quand ce ne sont pas les pluies acides, elles sont détruites par les pillards ou la faune locale.

Cette zone est d’ordinaire déserte, les épaves de véhicules et les gravats qui jonchent les rues rendent toute progression au sol trop difficile et les immeubles éventrés n’offrent aucun abri pour y survivre. Autour, les bâtiments font plusieurs étages de moins, ce surplomb a été parfaitement choisi pour me donner l’avantage si un éventuel gêneur apparait. Encore quelques sauts et j’aurais atteint mon premier objectif.

Cette mission de huit heures demande une gestion rigoureuse de mes ressources et mon excitation brule de précieuses minutes d’oxygène. Hors de question que je mette mes poumons en danger en respirant cette atmosphère toxique. Sans compter qu’au lever du soleil, ma combinaison bibendum fera de moi une cible facile.

Derrière le filtre de la vision nocturne, j’imagine des terres stérilisées à perte de vue, rappel permanent de la folie des hommes. Les vestiges de notre passé s’étalent sous mes yeux, véritable défi à la morsure du temps, les carcasses des bâtiments s’érigent fièrement à la lune. Comment Newcity a-t-elle résisté au souffle du feu nucléaire reste pour moi un mystère. Si au loin, des colonnes de fumée n’apparaissaient pas çà et là, cette mégapole fantôme semblerait exsangue de toute vie et ma solitude encore plus grande.

D’une main fébrile, je sors une balise de ma sacoche de ceinture pour accomplir ma première tâche, les gestes ont été répétés cent fois en salle d’exercice. Je ne comprends pas pourquoi les sages utilisent des scientifiques pour des choses aussi simples alors que nous avons tellement à accomplir. Mais je me pose trop de questions, je dois faire vite, j’ai déjà trop trainé ici.

Soudain, quelque chose heurte mon casque et par réflexe, je plonge au sol provoquant une oscillation du toit. Je pèse au moins deux-cents kilos avec cette combinaison. Si le bâtiment s’effondre, je ne suis pas en position pour l’évacuer rapidement.

— C’est quoi ce bazar ?

— Je n’ai pas compris votre demande.

— MAM, rapport de situation.

— Aucune anomalie détectée.

— Ah bravo les capteurs… tu ne sers vraiment à rien !

Mon rythme cardiaque s’emballe et déclenche des alertes lumineuses sur le haut de ma visière, leurs sons stridents m’agressent les tympans et m’empêchent toute réflexion.

— Stop alertes !

Pourquoi cette stupide machine ne réagit pas. Respire, bon sang calme-toi, respire…

— MAM… stop… alertes !

— Alertes acquittées ! Souhaitez-vous un rapport de situation ?

— Si c’est pour me dire que tout va bien, laisse tomber.

Le silence, enfin. Dans mes écouteurs, seul le souffle du vent est perceptible. Le scan des immeubles alentour ne donne rien, aucun mouvement, aucune signature thermique. Toute cette technologie ne sert à rien si elle ne me protège pas.

Oh bon sang, quel crétin! Dans l’affolement, j’ai lâché la balise qui a roulé tranquillement dans le vide. À peine commencée, ma mission est un échec. Ce n’est pas de ma faute, j’ai respecté la procédure que l’on m’a apprise. Règle une : ne pas céder à la panique, facile à dire. Règle deux : Évaluer la situation. Règle trois : décider de… de quoi déjà ? Ah oui, de la marche à suivre, c’est ça, mais, mais elle ne sert à rien cette règle ? Je suis sûr que le gars qui les a créées n’est surement jamais parti en mission.

— Opérateur, OK. MAM, stop alerte !

— Alerte acquittée ! Souhaitez-vous un rapport de situation ?

— Non, fous-moi la paix, j’essaye de réfléchir !

— Je n’ai pas compris votre demande.

— Ce n’est pas possible, tu le fais exprès ? MAM, verbose.

— 2.01

— Qu… quoi, impossible ! De quand date ta dernière mise à jour ?

— Information non disponible.

Il doit y avoir une erreur, oui, c’est ça, un bogue. Les exosquelettes sont contrôlés avec un soin particulier par le secteur Mécatronique, s’ils m’ont laissé sortir, c’est qu’il a passé les tests avec succès. En état de stress depuis la réception de ma mission, j’ai peu mangé et pratiquement pas dormi, c’est logique que je sois un peu de parano. Je dois me détendre, reprendre mes esprits. Ce bruit n’est peut-être que le fruit de mon imagination, mais un doute subsiste, la fuite reste ma meilleure option. Je vais poser une autre balise à la place, au moins, cette zone sera couverte. Tant pis pour la suite et puis, je rentrerai plus tôt. J’ai toujours détesté les missions de terrain à cause de ces montées d’adrénaline qui me vrillent le cerveau.

Mes mains tremblent, trahissant mon anxiété. Entre les gants et ma position allongée, chaque mouvement devient un défi. J’essaie d’attacher ce foutu cylindre, maudissant les colliers pourtant conçus pour faciliter la tâche. Après un dernier effort, un clic satisfaisant résonne. Mission accomplie. J’inspire profondément et prends appui sur mes jambes, la plateforme émet un craquement, le bâtiment va s’effondrer, des morceaux de béton ricochent sur les étages inférieurs. Il est temps de m’élancer vers le toit le plus proche.

Go !

Mon saut est précis, mes heures d’entrainement ont porté leurs fruits. Mais l’impact de mon atterrissage résonne dans la nuit comme un coup de tonnerre. Zéro pointé pour la discrétion. À peine ai-je repris mon souffle qu’un triangle rouge accompagné d’un bip strident clignote au centre de ma visière : rupture d’étanchéité. Un frisson d’horreur me parcourt l’échine. Il ne manquait plus que ça ! Le cœur battant, je scrute les alentours. Je dois rapidement trouver un abri pour lancer un checkup. Ce n’est pas le moment, mais comprendre pourquoi je perds de l’oxygène est une priorité absolue. Chaque seconde compte.

— MAM, refuge d’urgence le plus proche !

Les secondes s’écoulent sans réaction de sa part. C’est trop long, pourquoi ne répond-elle pas ? Elle bogue encore ?

— Refuge numéro dix à deux-cents mètres, direction ouest.

— Ouf, merci !

Pourquoi je remercie cette stupide machine, moi ? Ce programme n’a aucune conscience et serait capable de m’inonder d’alertes même après ma mort. Ça y est ! Le chemin apparait enfin sur ma visière, il va me demander peu d’efforts, donc peu de ressources. Je pousse un soupir de soulagement. À première vue, il ressemble à un ancien local technique, sa position le rend difficile d’accès, c’est parfait, enfin… j’avais déjà dit ça pour le premier checkpoint !

Après cinq sauts exécutés maladroitement, j’atteins ma destination et pousse la lourde porte métallique du bout des doigts. Un scan rapide de l’intérieur, la pièce mesure environ cinq mètres par six, remplie de gros caissons métalliques reliées à de nombreuses gaines devant servir à ventiler le bâtiment, pas de chaleur présente, aucun mouvement. J’entre et barricade l’ouverture avec une barre métallique qui traine au sol. Je vais pouvoir enfin souffler. Le stress m’empêche de réfléchir correctement. Ma consommation d’oxygène est en chute libre et mon taux de cortisol est dans le rouge. Ma visière clignote comme une guirlande de jour de fête. Joyeux anniversaire mon pote !

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