Restes d’humanité

1. La sortie

Pour la seconde fois de ma vie, j’affronte le monde extérieur. La tête haute, je joue la confiance devant mes pairs, mais les tremblements de mes mains me trahissent. Derrière cette façade de verre qui risque de se briser à tout moment, une peur primale ne m’a pas quitté depuis l’annonce de ma sortie, elle me compresse la poitrine et me vrille l’estomac. Je donnerais tout ce que je possède pour échanger ma place. Dans mon dos, le préparateur peste pour fermer ma combinaison. Il me secoue comme un pantin et augmente mon stress que je pensais être à son maximum. Face à nous, une vingtaine de compagnons sont venus remplir le hall pour assister à notre départ. Je lis dans leur regard des sentiments contrastés, certains souhaitent prendre notre place ; d’autres nous plaignent pour l’épreuve que nous allons subir. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi ils s’infligent ce spectacle.

Le tirage au sort m’a choisi pile le jour de mes quarante ans, un curieux hasard du calendrier. La suite me dira si c’est un cadeau ou une punition, je ne préfère pas y penser. Le souvenir de ma première sortie dix ans en arrière me hante depuis trop longtemps. Un accident idiot où ma vie a failli basculer, une souffrance de plusieurs semaines, le dos brulé par les pluies acides.

Depuis des décennies, nous vivons dans un Refuge qui garantit notre sécurité du monde extérieur où les dangers rôdent en permanence. Administré par les sages, descendants des créateurs après la guerre. Leur génie nous a permis de développer toutes les avancées technologiques qui nous permettent de vivre et de nous protéger. Ils dictent les règles de vie et nous insufflent la vérité, ils sont notre compréhension du monde et peuvent répondre à chacune de nos questions. Grâce à eux, nous avons appris à être autonomes en produisant notre énergie, en recyclant l’eau et en cultivant notre propre nourriture. Pour le bien de la communauté, notre mode de vie est dicté par des règles strictes régissant chaque instant de notre vie. Les initiatives personnelles sont proscrites, jugées dangereuses pour le bienêtre du groupe et de notre survie.

Au fil de ces cent dernières années, ce qui aurait dû rassembler l’humanité l’a divisé. Le mot même, autrefois synonyme de bienveillance et de compassion envers autrui n’est plus qu’un lointain souvenir. J’espère que d’autres abris comme le nôtre ont survécu à la famine, aux maladies et aux pillards. Je me suis souvent demandé si notre espèce n’aurait pas dû tout simplement disparaitre. La Terre aurait continué de tourner sans notre présence parasite et dans quelques centaines de millions d’années, un autre cycle de vie serait apparu.

Ce soir, des tonnes de questions affluent dans ma tête, je ne suis pas à l’aise en dehors de mon labo. Le temps est-il propice pour une sortie de nuit ? Et s’il pleut ? Je frémis à cette seule pensée. Les expéditions nocturnes sont plus fréquentes ces derniers mois et personne ne sait pourquoi. De plus, nous sortons à quatre ? Ce qui n’est jamais arrivé auparavant, j’aurais dû questionner les autres pour en connaitre la cause. Je présume que les sages doivent avoir leurs raisons et puis, qui suis-je pour m’interroger ? Je ne devrais pas douter sans cesse, seule la mission que l’on m’a confiée est importante. Ensuite, je retrouverai la sécurité du Refuge et j’aurais réglé ma dette à la communauté comme bien d’autres avant moi.

Par deux tapes franches sur l’épaule, le préparateur m’interrompt dans mon monologue mental, la lumière passe au rouge, autour de nous le hall se vide en silence. Mon ordipack démarre et lance le checkup, d’ici peu, les sangles de l’exosquelette m’irriteront la peau malgré les protections. Je ne dois pas me plaindre, cet upgrade nous a permis de prendre l’avantage sur les dangers extérieurs et d’après les Vaillants, à sauver de précieuses vies dans nos rangs. Je déglutis avec difficulté, si je ne me calme pas, elle ne manquera pas de me le rappeler. Foutue machine !

— Armure opérationnelle à 98 %, résonne une voix monocorde dans mon casque, départ dans cinq secondes.

— Ah bon ? Où sont passés les deux pour cent manquants ? m’indigné-je. Ça commence bien.

Les uns après les autres, les voyants passent au vert, la lumière du hall s’éteint, nous plongeant dans un noir d’encre. Sur nos visières, le décompte s’affiche à l’unisson, déclenchant l’accélération de mon rythme cardiaque sous la montée de l’adrénaline.

Cinq, quatre, trois, deux, un.

Dans un grincement strident de métal rongé par la rouille, le panneau d’acier coulisse sur ses rails usés par le temps. Il laisse entrer un filet d’une lumière blanchâtre qui bientôt envahit la salle et allonge nos ombres fantomatiques. Bon sang, un tel vacarme doit s’entendre à un kilomètre à la ronde, autant sonner le tocsin pour annoncer notre sortie ! Au moins, il ne pleut pas, pensé-je soulagé.

Chacun à notre tour, nous nous élançons suivant l’ordre prédéfini. J’ai hâte de franchir le seuil, qu’on en finisse. À peine sorti, le Module d’Assistance Mécatronique, cerveau de cette armure, scanne la rue à la recherche du moindre mouvement, puis affiche la carte de la ville avec le chemin à suivre, c’est là que nos routes se séparent.

Même si je sais qu’aucun être doué de raison ne se risquerait dans ce périmètre couvert par nos tourelles défensives, la prudence reste la première règle en milieu hostile. Cette nuit, la lune a toutes ses rondeurs et ce ciel vide de tous nuages ne nous sera pas favorable. Le mode vision nocturne s’enclenche, donnant des aspects encore plus lugubres à cet environnement hostile. Les cent mètres du no man’s land sont avalés en quelques secondes. Un bond me suffit pour accéder au toit de l’immeuble le plus proche. L’impression de puissance procurée par cet équipement est fabuleuse, la sensation de pouvoir défier les lois de la pesanteur à chaque saut, grisante. J’avais oublié ce sentiment si particulier de liberté.

En moins de quinze minutes, je vois le sommet de mon premier checkpoint, une tour d’une dizaine d’étages encore debout par miracle. Cet amas difforme d’acier et de béton est un défi perpétuel à la gravité, si elle bascule, elle en entrainera d’autres dans un jeu de domino géant. Cette pensée me glace le sang, je dois rester concentré. Éternel pessimiste, je ne peux pas m’empêcher de voir le pire dans chaque situation. Si le danger n’était pas omniprésent dès la porte du Refuge franchi, ma mission de pose de ces foutues balises relais serait une promenade de santé. Ces dernières semaines, notre couverture de surveillance s’est retrouvée fortement réduite, indiquait ma lettre de mission. Le matériel souffre dans cet environnement toxique, et quand ce ne sont pas les pluies acides, elles sont détruites par les pillards ou la faune locale. Les bâtiments en périphérie font plusieurs étages de moins, ce surplomb me donne l’avantage si un éventuel gêneur apparait. Cette zone est d’ordinaire déserte, les épaves de véhicules et gravats qui jonchent les rues rendent toute progression au sol trop difficile et les immeubles éventrés n’offrent aucun abri potentiel pour y survivre. Encore quelques sauts et j’aurais atteint mon premier objectif.

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