La promesse

Participation au prix Imaginarius 2018
Site Short-édition – Temps de lecture : 4 minutes.

 

 

Un bruit sourd sorti Dan de ses pensées. Par réflexe, il écarta sa cape et posa la main sur le pommeau de son épée. Glenstown n’était pas sûre depuis que la garnison avait déserté les lieux. En ce début d’hiver, la nuit tombait rapidement, ce n’était pas le moment de traîner dans ce dédale de ruelles où chacun avait déversé le contenu de ses entrailles. Ces quartiers de la ville n’avaient pas connu les batailles, mais de nombreux soldats y étaient venus pour fuir les combats, d’autres pour rendre leur dernier souffle, touchés par l’étrange maladie que propageait l’envahisseur. Durant sa progression, il avait enjambé de nombreux cadavres, les membres tordus et gangrenés. L’odeur de putréfaction était insupportable et lui envahissait les narines à chaque pas. Le capitaine se raisonna, le manque de sommeil lui jouait clairement des tours et il devait rentrer au plus vite. Quand soudain, un frottement se fit entendre. Devant lui, à moins de dix pas, quelque chose bougeait dans l’ombre, et bientôt, une plainte lui parvint.

— Elles arrivent…

Le soldat tira son arme et approcha à pas feutré, prêt au combat. La puanteur s’accentua au fur et à mesure de son avancée et il dut mettre son avant-bras sur son visage pour en atténuer les effets. Sur le pavé, un vieil homme gémissait, recroquevillé sur lui-même. Son corps, d’une maigreur extrême n’avait que la peau sur les os. Le miséreux geint de nouveau, une longue lamentation entrecoupée de sanglots, puis s’arrêta dans un reniflement bruyant, laissant place au silence de la nuit.

— Je les entends, elles sont là…

Surpris, Dan mit tous ses sens en alerte, mais seul le souffle du vent lui parvint.

— Qui arrive ? Je n’entends rien ! interrogea-t-il.

— Les ombres… elles… elles viennent me chercher.

Les yeux hagards levés au ciel, le vieillard semblait dans un état second et quand il se rendit compte de la présence du soldat, il se recroquevilla sur lui-même et poussa un long cri de terreur. Pour l’apaiser, Dan baissa la garde et s’agenouilla.

— Calmez-vous, je ne vous veux aucun mal, dit-il d’une voix neutre.

— Tuez-moi vite, par pitié. Je ne veux pas y retourner ? supplia l’infortuné, je n’en peux plus.

— Il y a eu assez de morts pour aujourd’hui, mon ami. Venez avec moi, mes hommes vous protégeront.

À regret, il allongea le bras. Respirant de nouveau cette pestilence qui lui piquaient les narines et lui remplirent les yeux de larmes. L’homme au sol eut un mouvement de recul et se remit à hurler de plus belle.

— Ne me touchez pas, sinon vous mourrez aussi !

— Êtes-vous porteur de la maladie rouge ?

— Si je réponds à vos questions. Promettez-moi de me tuer ensuite.

Dan soupira, les cris du malheureux avaient dû s’entendre à cent pas à la ronde. Le plus sage aurait été de répondre à sa dernière volonté et de continuer sa route. Dans moins d’une heure, la nuit les envelopperait complètement et leur chance de survie nettement plus faible.

— D’accord. Je vous l’assure, confirma-t-il, mais pressez-vous, le temps joue contre nous.

Le vieillard se redressa avec difficulté, frottant du dos de la main une protubérance douloureuse visible sur sa poitrine décharnée. Il prit une grande respiration et attaqua son récit.

— Je m’appelle Hénock, autrefois bâtisseur. Mes compagnons et moi passions de village en village pour proposer nos services.

Le capitaine leva les yeux au ciel. À cette seconde, il regrettait déjà sa décision et pressa son épée avec l’envie d’exaucer sur le champ le vœu du pauvre hère.

— Lors d’une nuit sans lune, continua l’homme, nous avions décidé de faire halte aux abords de la forêt de Turvald. C’est là que tout a commencé. Il y eut d’abord cette odeur, mélange de chair décomposée et de métal, puis un vent glacial venu du nord nous a engourdi les muscles et a éteint notre feu en une seconde. J’ai été le premier à les voir surgir, mais je n’ai pas eu le temps de comprendre.

— De qui parlez-vous ?

— Des ombres. Gigantesques, venues de nulle part. Elles mesuraient plus d’une toise et demie et dès le premier contact, nous avons sombré dans un profond sommeil sans pouvoir résister.

— C’est elles qui vous ont transmis cette maladie ? demanda Dan, pour couper court au récit.

— Nous nous sommes réveillés dans un endroit inconnu, reprit le vieillard en ignorant la question, sombre et oppressant. Une odeur épouvantable nous prenait à la gorge, mélange des éléments les plus nauséabonds que cette terre peut enfanter. En panique, j’ai appelé mes camarades. Tous étaient là, mais beaucoup d’autres m’ont répondu. Des hommes et des femmes de tous âges, des dizaines, des centaines peut-être à attendre leur sort, mis en cages comme des bêtes. Quand mon voisin le plus proche m’a expliqué le pourquoi de notre présence en ces lieux. J’ai pensé qu’il avait perdu la raison…

Sa voix s’était éteinte sur les derniers mots. Le vieillard secouait la tête de gauche à droite en poussant de petits gémissements. Le soldat intrigué voulut intervenir, mais il n’en eut pas le temps.

— À l’aube, un rayon de lumière pénétra les lieux et nous sortit de l’obscurité. Je découvris alors que notre prison était une grotte immense. Chaque matin, une cohorte de serviteurs entrait en silence, ils étaient petits, corpulents, vêtus de robes rouges sang. Leurs mains étaient enveloppées de tissus pour éviter tout contact et leur visage masqué d’un voile sombre. Leurs tâches étaient simples, nous maintenir en vie et évacuer les morts. Chaque jour, à l’aide de grands entonnoirs, ils nous gavaient de force comme des animaux que l’on engraisse.

Le vieillard s’arrêta une nouvelle fois pour reprendre son souffle. Dan soupira, cet homme délirait, cela ne faisait plus aucun doute.

— La nuit, les ombres surgirent de nulle part. Alors, le véritable cauchemar commença. D’un simple contact, elles aspiraient notre essence vitale et je voyais mon corps vieillir à vue d’œil, certains mourraient, d’autres s’effondraient d’épuisement.

— Mais, si cette histoire est vraie. Comment vous êtes-vous évadé de cet enfer ?

— Un imprévu. Une bête sauvage est entrée dans la grotte, déclenchant la panique chez les serviteurs qu’elle a éventrés à coup de griffes. Le cadavre de l’un d’eux a été projeté sur ma cage. J’ai attrapé la clé à sa ceinture et quand l’animal est reparti, je me suis enfui avec les survivants encore valides.

Soudain, Dan leva la tête. Son instinct de vieux soldat se mit en alerte quand un vent glacial lui fouetta le visage. Du fond de la ruelle, quelque chose se précipitait sur les deux hommes. Ombres difformes et menaçantes, glissantes sur le sol sans bruit, elles rasaient les murs en évitant soigneusement la lumière du soir qui décroissait. À cette seconde, il se maudit de n’avoir pas cru Hénock qui se recroquevilla sur lui-même en hurlant, terrifié.

— Pitié, tuez-moi, vous aviez promis !

Tout se passa très vite, trop vite, même pour un combattant aguerri de sa trempe. Le soldat abattit son épée sur la première créature à sa portée, mais la lame traversa l’ombre aussi facilement qu’un parchemin. Emporté dans son élan, il chuta lourdement en lâchant son arme et sa tête heurta le pavé. La seconde le saisit par la jambe et le souleva comme un vulgaire sac de noix. Aussitôt, le froid l’engourdit, il lui revint en mémoire les paroles du vieil homme et la peur l’envahit. De toutes ses forces, il essaya de résister, en vain. À demi inconscient, il vit un trait de lumière traverser la nuit, puis il sombra.

— Capitaine, vous m’entendez ? dit une voix inquiète.

— C’était quoi ces choses ? demanda une autre.

— Je sais pas… Il est mort le capt’ ? questionna une voix plus jeune.

— Mais non, idiot ! il respire.

Dan ouvrit les yeux, trois halos lumineux flottaient au-dessus de lui. Il voulut se relever, mais face à la douleur qui lui traversait le corps, il gémit et renonça. Ces voix ; ils les connaissaient bien.

— Qu’est-ce que vous foutez là, les gars ? dit Dan d’une voix éraillée.

— On était inquiet, mon capitaine. Alors, on a décidé de vous rejoindre. C’était pas prudent de partir seul.

— Comment avez-vous pu… avec les ombres ?

— C’est le petit qui a eu l’idée de leur balancer sa torche. Ils z’ont pas aimé les bestiaux. Du coup, ils vous ont lâché et ont disparu.

— Et l’homme qui était avec moi ?

— Ils l’ont emmené, on n’a rien pu faire.

— C’était quoi ces… choses, mon capitaine ?

— Notre prochaine mission, messieurs. Dès demain, nous avons une grotte à trouver, j’ai une promesse à tenir.

 

Born to be wild

Temps de lecture : moins d’une minute

     Je retire mon casque. L’Illinois est derrière moi maintenant. Bientôt, je serais en vue de Saint Louis. Appuyé sur ma selle, je respire à pleins poumons. Cela fait des semaines que je prépare ce road-trip et j’ai encore du mal à croire que je suis là ; les paysages sont très verts pour l’instant, très européens, des champs à perte de vue, un peu comme ma chère Bretagne. Mais je sais qu’ils vont changer. J’ouvre cette carte maculée de coups de feutres, elle sera ma meilleure amie tout au long de ce périple. Une préparation minutieuse où j’ai étudié chaque ville, chaque étape qui me permettrait de reposer cette carcasse usée. Reprendre des forces au Bagdad café en plein désert Mojave ou pourquoi pas, faire un détour par Las Vegas en passant dans le Nevada.
Mon visage est sale, la poussière a blanchi mes rouflaquettes impeccablement taillées, cela m’a amusé de les conserver. Je passe pour un Anglais auprès de la population locale, je dois juste éviter d’ouvrir la bouche avec mon accent à couper au couteau. Pour la première fois dans ma vie, je me sens libre, je suis sur la route 66, « the mother road » comme la surnomme les Américains. Devant moi, huit états, 3500 km de bitume et de sable. La Californie et Santa Monica. C’est mon dernier voyage, unique espoir de voir les rives du Pacifique. Le crabe qui me ronge a gagné. Mais dans ma tête, Steppenwolf joue toujours « Born to be Wild ».

Deux cent millions

Temps de lecture : 1 minute

Aujourd’hui, j’ai gagné deux cents millions d’euros à la Loterie. Oui, vous avez bien lu, 200 millions. Un hasard. Je souhaitais acheter des timbres et le buraliste n’en avait plus, du coup, j’ai joué au Loto, comme ça, sans raison. Je n’arrive toujours pas à réaliser l’importance du montant ni du nombre de zéros que cela représente. J’ai quitté l’école très jeune, vous savez. Vu mon salaire actuel, il m’aurait fallu des milliers de vies pour espérer une somme pareille. C’est fou !
Et maintenant ? Dois-je en parler à ma femme ? À mes enfants ? À mes amis ? Comment vont-ils réagir ?

Je suis sûr que je vais en voir débarquer pour me quémander de l’argent, tels des charognards sur un cadavre encore chaud. Je les vois d’ici frapper à ma porte avec insistance, prêt à l’enfoncer pour me prendre ce qu’ils vont considérer comme n’étant pas mon argent, vu que je ne l’ai pas gagné à la sueur de mon front. J’ai lu un article, il y a quelques mois sur des gagnants qui devenaient fous, dépensaient à tout-va et se retrouvaient dans la misère en moins de deux ans ! Certains quittaient leur femme ou leur mari, d’autres étaient victimes d’escroqueries, d’homicide même !
Je n’ai aucune envie de vivre avec la peur d’être volé ; me réveiller une nuit avec le couteau sous la gorge d’un soi-disant ami à qui j’aurais dit non ! Vivre dans une forteresse derrière des barreaux dorés, loin de ces vallées que j’aime tant.
Cette chance va me permettre de mettre du beurre dans les épinards, partir en vacances, pourquoi pas prendre l’avion pour la première fois de ma vie, m’acheter une belle maison, une grosse voiture, mais tout cet argent ne va-t-il pas me brûler les doigts ? Je vais attendre quelques jours et réfléchir à tout ça, aller me renseigner discrètement à la grande ville, ici tout se sait.

Demain, comme d’habitude, je retournerai travailler avec l’esprit serein, je dois prendre du recul et faire le point sur ma vie. J’ai laissé tellement de choses de côte par manque de temps, manque d’argent, c’est le moment d’accomplir une part de rêve.
Je sais déjà à qui donner : La mamie du troisième dans son petit appartement, toujours le cœur sur la main, celle que sa famille ne vient plus voir depuis qu’ils l’ont mis sur la paille. Les amis qui m’ont aidé sans contrepartie quand j’étais dans le besoin, mes voisins toujours prêts à rendre service.

Au moment où j’écris ces lignes, ce qui m’inquiète le plus, c’est mon épouse ! Je prie pour qu’elle ne change pas, que l’argent ne lui monte pas à la tête. Nous avons souvent eu du mal à joindre les deux bouts, mais nous nous aimons et ça, tout l’argent du monde ne pourra pas l’acheter, mais le détruire, c’est moins sûr.

Besoin vital

Temps de lecture = moins d’une minute.

 

 

     Après une longue marche qui a augmenté ma faim. Je n’ai qu’une hâte, trouver une proie qui permettra de me sustenter. Ce que j’aime par-dessus tout ; croquer dans leurs chairs, jeunes et fermes, faire gicler un liquide vital abondant, signe de bonne santé, puis accroître mon envie en humant les fragrances subtiles qu’elles dégagent.
Quelques fois, je dois lacérer une peau trop épaisse ou trop dure que j’arrache sans ménagement et abandonne sur place, mais la plupart du temps, je ne laisse aucune trace de mon passage.
Dès mon plus jeune âge, on m’a appris que je devais contrôler mon appétit, ne pas gâcher une nourriture devenue rare au fil du temps. La cuire pour la conserver plus longuement. La négliger pour assurer notre avenir et lui permettre de mourir de vieillesse pour qu’elle se multiplie.
Dans ce cycle de la vie, j’ai également habitué mes enfants à s’en nourrir, découvrir les bienfaits de cet acte naturel. Plus tard, je leur expliquerai comment leur donner vie et bien sûr, les récolter.

 

L’envol

Micronouvelle – temps de lecture : moins d’1 minute.

Le visage de l’homme coupé en deux n’afficha aucune émotion quand son corps tomba dans la caisse avec un bruit sourd. En une fraction de seconde, les cris horrifiés de l’assistance couvrirent les sons stridents de la machine dont les lames continuaient leur course sans faiblir.
Le levier encore en main, César resta figé quelques secondes, surpris de l’efficacité de sa création. Des gouttes de sueur coulaient le long de ses tempes et il serra les poings pour ne pas trembler. L’enjeu était colossal et le dénouement crucial pour son avenir.
Quand il se retourna, les bras tendus vers le ciel. La victime semblant atterrir de nulle part, émergea d’un nuage de fumée dans un tonnerre d’applaudissements spontané. À cet instant, Le magicien savait que sa carrière allait enfin prendre son envol.