Besoin de toi !

Nouvelle réalisée pour le prix Court et Noir 2018  de short-édition (finaliste).
Les besoins sont-ils les mêmes pour chacun ?
Temps de lecture : moins de quatre minutes

Valérie

6 h 30.
Sur le quai A de la gare de Lyon la Part-dieu, j’attends avec impatience mon train qui tarde à venir. Le vent d’automne traverse mon manteau et me glace le sang, je tremble comme une feuille. Autour de moi, des hommes d’affaires, des commerciaux, tous les habitués des trajets de semaine parlant commandes et chiffres. Enfin il arrive. Je m’empresse de monter, la chaleur du compartiment va m’être salutaire. Les portes claquent, une secousse, le train démarre, je me rapproche de toi.

J’ai pris ce billet sur un coup de tête. Je n’en pouvais plus d’attendre, mon être entier hurlait mon envie de toi, cela devenait insupportable. Notre rencontre quelques semaines plus tôt avait été banale. Véro, ma meilleure amie, m’avait traîné sur ce forum où elle discutait avec des personnes de nos âges selon ses termes. « Sort de ton trou, tu déprimes trop dans ton coin » m’avait-elle déclaré. Parce que passer ces soirées devant un écran d’ordinateur, c’était sortir, lui avais-je répondu d’un ton moqueur.
Au détour d’un forum, j’ai lu tes textes et ils m’ont tout de suite parlé. J’ai ressenti tant de souffrance et de nostalgie dans ton écriture remplie d’émotions, vibrant chaque jour davantage .
Les premières phrases échangées à travers nos claviers eurent une résonance particulière. Je ne pourrais pas dire pourquoi ni comment tout cela est arrivé. Pas à pas, nous avons fait connaissance, parlés de notre vie, de nos passions. J’ai ri de ton humour, ta façon d’être à mon écoute, de me comprendre, de toujours trouver les mots qui me touchent et m’ont permis de rompre avec ma solitude.
Mais rapidement, nos messages sont devenus insuffisants, le vide à combler était trop grand, nos rendez-vous quotidiens trop courts et un manque immense les jours où je ne pouvais pas te lire.

8 h 30.
Le train arrive à destination. Mon esprit vacille, mon cœur et ma raison se chamaillent. Et si tout cela n’était que pure folie. Oui, il faut être dingue pour entreprendre un tel saut dans l’inconnu. Que fais-je là, seule, à 450 km de chez moi ?
Nous avons le même âge, presque sur la deuxième partie de notre vie, mais le temps ne m’a pas épargné, j’essaye de compenser mon mètre soixante avec des talons hauts qui me donnent cette démarche chaloupée qui plaît aux hommes. Mes hanches se sont un peu élargies et ma poitrine n’a plus la superbe de mes vingt ans. Les cernes apparus sous mes yeux noisette apportent une certaine tristesse à ce visage fatigué par des nuits d’insomnie et le maquillage ne peut cacher toutes les rides qui se sont formées au fil du temps. Seules mes lèvres pulpeuses restent mon atout majeur et j’ai toujours su en jouer.

Au bout du quai, je te vois avec ton affichette où mon nom est inscrit. Tu me fais signe, je te rejoins d’un pas fébrile, les jambes tremblantes, et comme des pré-ados à leur premier rendez-vous, nous nous embrassons sur les joues, timidement, du bout des lèvres. Tous les deux figés par le stress, une boule au ventre.
Assis l’un en face de l’autre dans ce petit café face à la gare, nous échangeons des banalités. Dans ce train, j’ai pourtant passé deux heures à imaginer cette rencontre, me répétant chaque question, chaque interrogation, inlassablement. Et là, plus rien, mon cerveau refuse de m’aider, j’ai écouté mon cœur alors il se venge, le traître !
Petit à petit, le brouhaha du café disparaît, la foule des voyageurs s’est effacée, nous sommes dans une bulle, hors du temps. Je n’ose pas faire le premier pas. Les minutes passent et je n’en peux plus de cette attente, je m’impatiente. D’habitude, Mathias est plus entreprenant derrière son clavier. C’est peut-être pour cela qu’il refusait que l’on se voit en webcam. Il est très timide.
Comme un appel, je pose négligemment ma main sur la table. J’ai envie du contact de l’homme qui m’a émue, lu dans mon cœur et fait fantasmer de nombreuses soirées avec ses textes « osés ». Lentement, avec beaucoup de tendresse, sa main est venue effleurer la mienne. Il la caresse du bout des doigts comme un objet précieux, fragile. Enfin. Cette sensation merveilleuse que je souhaitais si ardemment me chauffe le sang, mon cœur résonne dans ma poitrine, une flamme s’est allumée en moi et se propage dans mes veines. Je ferme les yeux pour profiter un maximum de ce moment tant espéré, faire tomber toutes mes barrières et m’offrir.

— Valérie ?

Sur mon petit nuage, j’ouvre de nouveau les yeux pour te redécouvrir. Que cet homme est beau, brun avec quelques cheveux blancs, coupé court ; des yeux d’un marron profond d’où brille une flamme qui est pour moi, ses cernes me rassurent, ses rides sont magnifiques, elles lui donnent un charme fou et l’assurance des hommes mûrs dans les bras desquelles on se sent rassurés. Je suis heureuse et lui offre un large sourire.

— Oui, Mathias ?
— Tu es magnifique, je suis heureux que tu sois là.
— Merci Mathias, moi aussi.

Cette journée s’annonce merveilleuse.

Mathias

8h30.

Je n’avais pas ressenti cette excitation depuis des semaines. Valérie a proposé d’elle-même de venir à ma rencontre, c’était jouissif et tout à fait charmant.
Au bout de ce quai, mon affichette « Valérie » entre les mains, je piaffe d’impatience comme un écolier, avec en tête, le planning d’une journée très chargée. Je dois faire vite, vu le peu de temps dont je dispose pour pouvoir profiter pleinement de ce moment.
Je n’ai pas pu éviter l’arrêt au café, mais la salle est pleine, nous passerons inaperçus dans cette agitation. Je déteste tout ce temps perdu. Je sens tellement de testostérone émanée de cette femme, rester calme va être compliqué et rapidement devenir ma priorité. Pour la sortir de sa rêverie, j’ai dû lui frôler le dos de la main du bout des doigts et l’ai invité chez moi. Je n’en pouvais plus de cette attente.
Elle a sursauté au verrouillage de ma porte insonorisée. Valérie s’est retournée brusquement, ses grands yeux magnifiques remplis de terreur ; un regard qui m’a fait penser à un petit animal pris au piège avant la mise à mort, cela m’excite davantage, la lulibérine commence à faire effet.
La vue des protections plastique qui tapissent le sol et les murs du séjour produit toujours ce petit effet sur ces dames, ou alors ! Elle a repéré ma table de travail en inox avec ses étriers et mon outillage qui trône au milieu de la pièce.

Je suis sûr qu’elle a compris maintenant. Son taux d’adrénaline a dû monter en flèche ; cela va lui donner un coup de fouet et lui permettre de gagner de précieuses minutes de vie ; et moi, de plaisir. Nous allons bien nous amuser tous les deux. Je vais commencer par lui arracher la langue et lui couper les cordes vocales ; la dernière m’a vrillé les tympans et mes pauvres oreilles ont souffert pendant trois jours.

Dans un gémissement de douleur, Valérie s’est effondrée au sol, ses membres secoués de tremblements grotesques. Le vendeur avait raison, les huit millions de volts de cette matraque électrique sont très efficaces, mais je vais renouveler l’expérience pour être sûr de son entière coopération.

Avant de partir à la gare, je suis passé par un cybercafé où j’ai pris grand soin d’effacer tous les messages du forum et de supprimer mon compte. Ces textes sont beaucoup plus efficaces que les précédents, il ne m’a fallu que quelques semaines pour la conditionner et la convaincre de venir à moi.
Un peu vieille, Valérie n’est pas vraiment mon type, mais je ne vais pas faire la fine bouche. Elle a un tempérament de feu et je n’ai rien eu d’autre pour me soulager ces dernières semaines. Mon envie est trop forte et sous une pulsion soudaine, je risquais un impair en piochant au hasard dans le cheptel de la capitale, comme l’année passée. Cela m’enlèverait les préliminaires de la traque, ces doux moments où le chasseur que je suis, prépare ses appâts pour ramener ses femmes perdues dans ses filets et les délivrer de leur sort misérable. Une exaltation lancinante m’envahit à chaque connexion et quand une proie vient se prendre sur mes hameçons, elle se change en excitation pure, m’obligeant à me soulager rapidement.

Valérie est partie au bout de 4 heures de jeu, c’est décevant, mais cela reste une bonne moyenne. Par contre, je dois très vite marquer les nouveaux réglages de ma pompe à morphine dans mon carnet pour ne pas les oublier. Au moins, celle-là n’est pas bêtement décédée d’overdose. C’était très frustrant.

Ce contenu a été publié dans Nouvelle. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *